CHAPITRE XII

 

 

 

Niels ne se trompait point. C’était une certitude. Il savait que grâces lui seraient rendues pour ce temps qu’il passait auprès de la fille des Dieux. Il savait que les Dieux l’avaient choisi, lui, Niels-le-long ; il savait qu’il avait commis une lourde faute, mais que l’occasion lui était donnée de se racheter. Les Dieux n’étaient pas mauvais, ils aimaient les hommes et prenaient le temps de suivre la destinée personnelle de chacun d’eux. Peut-être y avait-il, dans l’Autre Ciel, un Dieu pour chaque homme de la terre ? Attentif et bon…

La paix était tombée sur Niels. C’était venu dès la rencontre avec Celle-qui-chante. C’était doux, attirant et calme. Depuis la mort d’Irilia, c’était devenu une paix totale, profonde, forte.

Il se souvenait d’Irilia. Il s’en souviendrait toujours… Il savait, à présent, que la jeune fille était guidée par le Mal – mais n’était-ce pas encore une épreuve vivante dressée sur son chemin tout exprès par les Dieux ? Il avait été choisi et il devait prouver qu’il était fort. Il l’avait fait.

Niels était heureux.

Il savait beaucoup de choses.

Il savait des émerveillements sans nom.

Et il avait appris sans même s’en apercevoir, simplement parce qu’il vivait depuis maintenant quinze jours auprès de la fille des Dieux. Bien sûr, elle parlait le langage des Dieux et Niels ne comprenait rien quand elle laissait couler des sons chantants sur ses lèvres. Mais, petit à petit, il s’était mis à comprendre autrement. Et la fille des Dieux n’était même pas obligée de prononcer des mots. C’était comme de belles images qui éclataient dans le crâne de Niels, et il lui suffisait de rencontrer le regard de Celle-qui-chante pour comprendre qu’elle était la créatrice de ces sensations.

Elle venait réellement de l’Autre Ciel. Il le savait.

Elle habitait un monde indescriptible. Mais il le connaissait.

Lui-même, Niels, il avait raconté son histoire, il avait parlé de son peuple, des légendes, de la vie sur la Terre, des villages de Chasseurs, des cultivateurs, des Malheureux. Il avait dit tout ce que Folog lui avait enseigné, tout ce qu’il avait vu de ses propres yeux, ce qu’il avait vécu. Et elle l’avait écouté, elle l’avait compris. Il en était certain. C’était comme si elle venait pêcher la signification des mots directement dans sa pensée, avant même qu’il les prononce. En tout cas, c’était l’impression ressentie. Mais il parlait tout de même, pour plus de facilité ; sans la parole, ses idées s’embrouillaient rapidement.

Niels est heureux. Et calme. Il devrait être, en toute logique, très heureux et très excité. Mais il est calme.

C’est une indicible sensation de paix intérieure.

Il sait que la fille des Dieux va l’emmener avec elle dans le pays des Dieux. L’Autre Ciel. Il est choisi.

Pourquoi ?… Il ne s’en préoccupe pas. Il n’a pas à le faire. Peut-être est-ce une récompense, pour avoir su déjouer le mal ? Il ne sait pas. Il ne s’en inquiète pas. Vraiment.

C’est le matin du quinzième jour. Le pied de Celle-qui-chante a totalement repoussé. Elle peut marcher. Et elle marche.

Depuis la mort d’Irilia, Niels a coupé du bois dans la forêt, élargissant chaque jour davantage la clairière. Il ne savait pas pourquoi – il coupait du bois et il était heureux de le faire – il devait couper du bois. A présent, il sait.

Au centre de la trouée dans la forêt, le bois coupé brûle. Un bûcher trapu et haut d’une taille d’homme. Il brûle. Le bois vert dégage une très lourde fumée qui monte péniblement mais droit dans le ciel.

Niels murmure : « Ils viendront. Ils verront la fumée, et ils viendront. »

C’est une certitude. Comme si la fille des Dieux le lui avait dit avec des mots – comme si elle avait réellement prononcé ces mots, comme s’il les avait réellement entendus.

 

*

* *

 

–… sûr ! claironna Joll. Sûr que ce safari comptera dans les annales de notre chère Compagnie.

Le sourire qu’il arborait depuis plusieurs jours, sans presque une minute de relâchement, lui remontait les pommettes, plissait ses yeux. La bonne humeur avait déteint sur toute l’équipe, sur les clients aussi ; à moins que, née parmi les clients et les Chasseurs, elle n’ait ensuite envahi Joll sans lui demander son avis…

Une chasse fantastique ! Des centaines et des centaines (véritablement !) de pièces au tableau. Tous ces rassemblements, ces villages de sierks rasés, nettoyés… Dieux de l’Espace, ils en avaient tué bien plus qu’ils n’en pouvaient emmener mais, pour le seul plaisir des clients, Joll aurait poursuivi la chasse des jours et des jours.

Il était soudain revenu à la réalité comme on sort d’une séance de skaïr. Un peu hébété, ahuri, avec l’impression que le temps a coulé à une allure record. Mais non. Le temps avait coulé normalement. La chasse durait depuis bientôt trois semaines. Dans deux jours, le Laham serait là et ils embarqueraient pour un retour glorieux sur Vataïr.

Un retour glorieux, oui. Les caissons des navettes pleins de carcasses congelées de sierks… Pourtant, Joll se souvenait des affreux moments vécus en début de safari…

Cette disparition du Lohert… Mais il était certain, maintenant, d’avoir trouvé la parade aux reproches qu’on pourrait toujours lui faire au retour sur la planète capitale.

Et puis, ne restait-il pas deux jours encore ? Ne pouvait-on pas retrouver le Lohert, en deux jours ?… C’était curieux, cet espoir fou. Cette conviction intime que tout pouvait encore s’arranger au mieux… Il s’était d’abord fait un sang d’encre, ensuite, il avait totalement oublié le Lohert et les disparus. A présent…

Tov dit :

— Voilà, chef. Nous survolons ce trajet précis qu’auraient normalement dû emprunter les navettes 5 et 6.

— Parfait, dit Joll.

Il jeta un coup d’œil au travers du cockpit. Sous les quatre navettes en formation carrée, la montagne aux pentes abruptes, les vallées boisées, les dégringolades de rocs défilaient.

— Branchez à fond les détecteurs neuroniques, dit Joll. Mais tenez-vous par intercom sur la fréquence habituelle. Et ouvrez l’œil.

— D’accord, dit Tov.

Il passa la consigne aux autres navettes.

Joll demeura dans l’habitacle du pilote et il se mit à surveiller le paysage. Il avait pris cette décision au matin : survoler à tout hasard le secteur de route qu’avaient dû emprunter les navettes 5 et 6. Si cela n’apportait rien de positif, ce n’était pas davantage nuisible. Restait une petite chance… et Joll se sentait en veine.

« Qu’est-ce qu’ils pourront tenter contre moi ? Hein ? D’abord, je leur ferai remarquer que j’avais déposé un rapport négatif au sujet de Lover. Et Lover commandait une des navettes disparues. Deuxièmement, les disparus ont désobéi à mes ordres et les clients sont là pour témoigner que j’ai tout fait pour retrouver ces navettes. Encore maintenant.

« Bon. Récapitulation. Côté positif : la grande satisfaction des clients. Pas de malades, pas de blessés, pas de morts. La chasse particulièrement généreuse. Jamais autant de pièces. Plusieurs dizaines à l’actif de chaque client. Pas mal, non ? Faites mieux que Joll, les gars ! De plus, découverte d’une nouvelle famille de sierks. Plus malins, semble-t-il, et vaguement organisés en troupeaux. Ils utilisent des objets qu’ils sont incapables d’avoir créés, c’est sûr.

« Partant de cela, supposition : s’il existait sur D’om une race intelligente ? Si elle existait ou si elle avait existé ? Rudement intéressant… et c’est la porte ouverte à toute une série d’explorations dont la Compagnie pourra s’occuper. J’ai les preuves : je ramène des objets que nous avons trouvés dans les tanières suspendues des sierks. C’est pas mal, tout cela, réellement… De plus, d’importants territoires ont été cartographiés, reconnus.

« Côté négatif (provisoire) : perte de deux navettes et de leurs occupants. Disparition d’un observateur lohert.

« Je regrette, Lohert… même compte tenu de ta très haute valeur, le côté positif pèse tout de même plus lourd. Et à mon avantage… »

— Là-bas ! cria Tov. Regardez ça !

Joll sursauta. Il regarda dans la direction indiquée par Tov, aperçut immédiatement cette épaisse colonne de fumée qui montait au-dessus d’une minuscule clairière, dans une vallée encaissée couverte de forêts.

— Ce n’est pas la route qu’ils auraient dû suivre, grogna-t-il entre ses lèvres.

— Non, dit Tov nerveusement. Mais s’ils ont marché pendant tout ce temps… Ecoutez !… Echos très nets au détecteur.

La navette 3 appela.

— Ça va ! aboya fébrilement Joll.

— Un écho de sierk, dit Tov. C’est certain. Et puis… oui, un autre, je crois. Un autre qui pourrait être vatayéen. Mais c’est très difficilement discernable.

— Un seul écho vatayéen ?

— Je ne peux pas dire… Je crois que oui.

— Allons voir ! glapit Joll. Et vite !

La formation des navettes effectua un virage parfait, puis fila à vive allure en direction de la colonne de fumée. Quelques secondes plus tard, les véhicules se trouvaient à l’aplomb de la clairière. Chasseurs et clients pouvaient parfaitement distinguer le brasier, la cabane et deux taches vivantes qui leur faisaient des signes. Un des individus était revêtu d’une combinaison vatayéenne. Ils reconnurent immédiatement le Lohert à sa chevelure noire et abondante. L’autre était un sierk.

— Descends… descends, murmura Joll d’une voix cassée par l’émotion, le soulagement…

(« Par les quatre Univers connus, je le savais ! Je le savais réellement ! Mon vieux Joll, ce n’est pas permis d’avoir le nez aussi fin !… Côté négatif… eh bien, on ne va pas tarder à savoir, pas vrai ? »)

 

Ils se posèrent à deux cents pas environ du grand feu de bois, les quatre navettes rangées sur une ligne droite.

Le Lohert s’approcha tranquillement et le sierk le suivait à deux pas.

Un petit moment s’écoula, puis ils descendirent des véhicules. Tous. Ils étaient armés, Joll en avait donné l’ordre.

Le premier, Joll s’avança en direction du Lohert et de son compagnon. Il tenait son foudroyeur braqué sur la bête, prêt à tirer. Son visage était pâle, marqué par une suspicion certaine.

Mais il vit que le Lohert souriait. Bizarrement, sur ce simple sourire, la presque totalité de son anxiété s’envola.

Il dit :

— Vous êtes… le seul ?

Le Lohert acquiesça.

— Le seul.

Il sourit encore et désigna le sierk qui l’accompagnait.

— Ne tirez pas. Ne lui faites aucun mal. Il est apprivoisé.

Lentement, les bras armés retombèrent et les canons griffus des foudroyeurs se dirigèrent vers le sol.

— Par le Ciel ? souffla Joll. On peut dire que je suis soulagé. Ça oui !

(« Côté négatif : (apparemment) zéro. »)

 

*

* *

 

Niels les regardait. Niels les écoutait.

Il savait qu’ils devaient venir. Ils étaient là. Moins beaux que Celle-qui-chante, mais très impressionnants tout de même. Et ces drôles de choses dans lesquelles ils étaient descendus de l’Autre Ciel…

Ils étaient là. Ils allaient l’emmener là-haut…